Vers une architecture normalisée ?
Biais algorithmiques et esthétique générée.

Un soir de charrette, quelqu’un au bureau tape :

« beautiful modern sustainable house, lots of light »

dans un générateur d’images.

En quelques secondes, l’écran se couvre de villas vitrées, de bois clair, de grandes baies, de lumière de lever de soleil… toutes différentes, mais étrangement semblables.


Ce n’est pas un hasard. Des recherches menées depuis 2023 montrent que les modèles texte-vers-image (Midjourney, DALL·E, Stable Diffusion, Nano Banana…) amplifient des stéréotypes : sur les métiers, le genre, l’ethnicité, mais aussi sur les lieux et les modes de vie. Les professions sont “occidentalisées”, masculinisées ; les scènes de vie deviennent plus riches, plus lisses, plus “instagrammables” que la réalité.

Quand ces images deviennent nos premières esquisses, une question se pose :
jusqu’où laisserons-nous l’IA normaliser notre esthétique architecturale ?


🕶️ Ce que voit (et ne voit pas) un modèle d’images

Un modèle génératif ne “comprend” ni la ville, ni le climat, ni la commande publique.
Il apprend des corrélations visuelles à partir de millions d’images collectées sur le web : banques d’images, réseaux sociaux, portfolios, pubs, etc.


Or ces bases de données :

  • reflètent surtout des ​perspectives occidentales et des contextes économiquement favorisés ;
  • sur-représentent les images “marketées” (rendus glossy, photos de magazines, bâtiments dignes de revues) ;
  • contiennent des stéréotypes bien documentés : ingénieur = homme blanc, infirmière = femme, quartier pauvre = personnes racisées, etc.

Dans l’architecture, cela se traduit par :

  • des “maisons modernes” presque toujours vitrées, généreusement ouvertes, entourées de verdure domestiquée ;
  • des usagers majoritairement jeunes, valides, souriants ;
  • des contextes urbains épurés, débarrassés de la densité, de la pauvreté, des conflits d’usage.

⚠️ Attention à l’illusion de neutralité

Quand on obtient une image “en un prompt”, on a l’impression de voir une sorte de moyenne objective de ce qu’est une “belle maison” ou une “ville durable”.
En réalité, on regarde la projection des biais du web : ce qui a été le plus produit, liké, mis en avant, et qui est maintenant compressé dans le modèle.



🧢 L’IA dans le workflow : nouvel autopilote esthétique

Dans les ateliers et les écoles, l’usage est déjà là : on génère des ambiances IA pour nourrir un concept, tester une volumétrie, explorer des variantes de façade, produire des images d’atmosphère pour un jury ou un client.

Les études menées en écoles d’architecture et en design montrent que ces outils sont de puissants accélérateurs d’idéation :
ils aident à imaginer plus vite, plus loin, à multiplier les pistes plutôt qu’à s’enfermer dans une seule option.

Mais ils apportent aussi un filtre esthétique par défaut :

  • certains styles sortent “naturellement” mieux que d’autres (futurisme lisse, minimalisme, high-end residential, etc.) ;
  • certains contextes sont difficiles à obtenir (densité ordinaire, espaces publics conflictuels, situations sociales complexes) ;
  • les mêmes références visuelles finissent par circuler entre agences, écoles, concours, réseaux sociaux.

On n’a pas (encore) de données solides prouvant que tous les projets de concours se ressemblent à cause de l’IA.
En revanche, on voit bien, dans les pratiques, une tendance à l’uniformisation : mêmes lumières, mêmes palettes, mêmes typologies de “bâtiments désirables”.

🔎 Focus local

On ne dispose pas aujourd’hui d’étude spécifique sur le bâti wallon ou belge dans les images IA.
Mais quand un modèle est entraîné sur des données globales, sans attention particulière aux contextes régionaux, il est logique qu’il propose plus facilement une villa californienne générique qu’une maison mitoyenne de village wallon ou un îlot bruxellois complexe.
La question devient : comment réinjecter notre culture bâtie locale dans ces images globales ? (lire notre prochain article)



🤝 Co-conception homme–machine : ré-ouvrir le champ des possibles

La bonne nouvelle, c’est que ces biais ne condamnent pas l’outil.
Ils nous obligent à repenser la position de l’architecte / ingénieur·e : non pas consommateurs d’images IA, mais concepteurs de la manière dont elles sont produites et critiquées.


On peut identifier trois leviers très concrets :

Diversifier les entrées

  • Constituer une petite base interne : photos de terrain, archives de projets, typologies locales, situations ordinaires.  Certaines plateformes permettent déjà un mode image-to-image : on part de ces images ancrées dans le réel, et non d’un imaginaire abstrait.
  • Dans les prompts, nommer les réalités souvent oubliées : “rue étroite”, “pluie”, “commerce de proximité”, “logements modestes”, “mobilité contrainte”, etc.

Forcer l’outil à sortir du canon

Plutôt que “futuristic sustainable tower in glass and wood”, essayez :

“immeuble de logements modestes en brique, climat froid et humide, rues étroites, mixité d’usages jour/nuit, espace public partagé, traces d’usure et d’appropriation”.

L’idée n’est pas de romantiser la précarité, mais d’obliger le modèle à explorer des formes moins standardisées, plus proches des contextes réels.


Installer une boucle critique

Des travaux en pédagogie de l’architecture montrent l’importance de moments de recul collectif sur les images générées :

  • Pourquoi cette image nous paraît-elle “réussie” ?
  • Qui est représenté, et qui ne l’est pas ?
  • Quels corps, quels usages, quels conflits sont absents ?
  • Quelles images rejetons-nous, et pourquoi ?


🔩 Conseil (exercice à tester au prochain projet)

  1. Pour chaque projet, imposez une série d’images IA “hors canon” (vernaculaire, ordinaire, non instagrammable).
  2. Organisez une mini-revue interne où l’on ne commente que les biais : représentations sociales, climat implicite, épaisseur du contexte.
  3. Décidez ensuite ce que vous gardez – ou non – de ces images dans la suite du projet.



⚖️ Qui est responsable de l’esthétique produite ?

Au niveau international, les premiers cadres éthiques (UNESCO, AI Act européen, recommandations scientifiques) insistent tous sur la nécessité d’un "humain dans la boucle".
Autrement dit : même si l’outil produit l’image, la responsabilité de son usage reste humaine.

Pour les architectes et ingénieur·es, cela se joue à plusieurs niveaux :

  • Responsabilité professionnelle : l’image IA ne justifie pas une solution non adaptée au site, ni un manque de prise en compte des usagers réels.
  • Responsabilité esthétique : choisir une image, c’est choisir un récit sur la ville et sur celles et ceux qui l’habitent. La neutralité n’existe pas.
  • Responsabilité pédagogique : en école comme en agence, il s’agit de former une génération capable de se servir de l’IA sans lui déléguer le jugement critique.

La question n’est donc pas : “l’IA va-t-elle normaliser l’architecture ?”
Mais plutôt : accepterons-nous que nos imaginaires soient pré-filtrés par les préférences d’un modèle opaque entraîné loin de nos contextes ?


🧭 Conclusion : inventer une esthétique située, avec l’IA… et contre elle

L’IA générative ne va pas disparaître des pratiques.
Elle peut être une formidable prothèse d’imagination, un moyen d’ouvrir des pistes, de dialoguer avec des clients, de tester des scénarios qu’on n’aurait pas osé dessiner à la main.

Mais pour éviter l’architecture “copiée-collée” de l’internet global, il va falloir :

  • documenter et reconnaître les biais qui traversent les images ;
  • réinjecter nos contextes locaux, nos contraintes, nos conflits, nos cultures bâties ;
  • faire de la critique d’images IA une compétence centrale du métier, au même titre que le dessin, le BIM ou la gestion de projet.

En somme, l’enjeu n’est pas seulement de savoir générer de “belles images”, mais de décider quelles images méritent d’être construites.



💬 Et vous, dans vos pratiques :

  • Comment vos images IA reflètent-elles (ou non) les réalités sociales, climatiques et économiques des lieux où vous construisez ?
  • Quelles routines pourriez-vous mettre en place pour que chaque image IA soit relue et discutée au prisme des biais qu’elle véhicule ?
  • Quels nouveaux imaginaires situés – plus justes, plus inclusifs, plus sobres – pourriez-vous inventer en utilisant l’IA comme contre-point, plutôt que comme pilote automatique ?


Références & liens utiles

Lire tous nos articles sur le numérique...


Cet article est issu d'une collaboration entre intelligence humaine et intelligence artificielle, pour explorer ensemble l’avenir de la conception architecturale.

Cet article est réalisée dans le cadre du projet Construction du Futur soutenu par Digital Wallonia (Agence du Numérique)


Partenaires du projet Construction du Futur : Buildwise, Union Wallonne des Architectes, Embuild Wallonie, Centre de Recherches Routières,  CAP Construction, Infopole et GreenWin


Encore une question ?

Le service des facilitateurs numériques de l'UWA est un projet mené avec le soutien et à l’initiative de la Wallonie.

Pour toute question complémentaire, n'hésitez pas à nous contacter à l'adresse numerique@uwa.be

Design génératif : le projet produit par la machine ?
Techniques actuelles et pistes de co-conception homme-machine