Prescrire avec l’IA : utopie ou avenir proche ?
L’intelligence artificielle au service des cahiers spéciaux des charges

Selon le RIBA Artificial Intelligence Report 2024, 41 % des architectes britanniques utilisent déjà l’IA d’une manière ou d’une autre dans leurs projets – principalement pour l’idéation, la visualisation et l’analyse environnementale.
Le Digital Construction Report 2025 de NBS montre, lui, que près de la moitié des professionnels de la conception et de la construction ont recours à l’IA, très souvent pour rechercher de l’information technique ou résumer des documents complexes.

Pour l’instant, ces usages se concentrent sur l’image et le texte “génériques”. Mais une nouvelle frontière s’ouvre : utiliser l’IA comme assistant pour rédiger, adapter et relire les CSC
Utopie dangereuse… ou avenir très proche à apprivoiser avec méthode ?


🗜️ Des CSC sous pression : un terrain fertile pour l’IA

Scénario connu : un dossier d'exécution à boucler, un CSC à finaliser, des dizaines de pages à adapter “vite” à partir d’un ancien projet. On copie, on corrige, on espère n’avoir rien oublié. Pendant ce temps, les exigences normatives, environnementales et réglementaires se complexifient.

Les CSC cumulent plusieurs caractéristiques qui en font un candidat naturel à l’assistance par IA :

  • texte long, structuré et répétitif (lots, chapitres, articles) ;
  • forte densité de références normatives et de contraintes de performance ;
  • nécessité d’adapter à chaque projet (programme, contexte, performances) ;
  • risque élevé en cas d’erreur (litiges, surcoûts, annulation de marché).

Les grands modèles de langage (LLM) sont précisément capables de manipuler de grandes masses de texte structuré, de proposer des reformulations et de repérer certaines incohérences. Les travaux de synthèse récents sur l’IA générative dans l’AECO (Architecture, Engineering, Construction, and Operations) confirment d’ailleurs que la documentation et la coordination font partie des champs d’application émergents, aux côtés du design et du BIM.

Conseil – Pensez “assistant”, pas “auteur fantôme”

Positionnez l’IA comme co-rédacteur des CSC : elle prépare, compare, signale… mais ne signe jamais. La responsabilité reste clairement humaine.


🔎 Ce que l’IA sait réellement faire aujourd’hui pour vos CSC

Dans les faits, l’IA ne “pond” pas un CSC complet juridiquement blindé. En revanche, elle est déjà utile sur plusieurs maillons de la chaîne :

Partir d’un gabarit et accélérer la mise en forme

À partir d’un gabarit maison (structure, style, bibliothèques de clauses), un assistant IA peut :

  • proposer une table des matières structurée par lots et chapitres ;
  • compléter des rubriques standard (objet, références, prescriptions d’exécution, contrôles) ;
  • harmoniser le ton et certaines formulations d’un lot à l’autre.

Les premiers retours de plateformes de spécifications intégrant l’IA vont clairement dans ce sens : l’IA sert de turbo sur des bases de données bien structurées, à condition que l’équipe garde la main sur le contenu.


Adapter un CSC existant à un nouveau projet

En fournissant à l’IA :

  • un CSC “référence” (ex. immeuble de bureaux),
  • un bref descriptif d’un nouveau projet (ex. école passive, site urbain dense),

on peut lui demander de :

  • repérer les paragraphes à adapter (acoustique, énergie, sécurité, accessibilité…) ;
  • proposer des variantes de clauses (autres classes de performance, autres phasages, etc.) ;
  • signaler des incohérences flagrantes (mentions de parkings souterrains alors qu’il n’y en a plus, par exemple).

Là encore, on reste dans un rôle de raccourci rédactionnel : l’IA prépare un brouillon, que le prescripteur ajuste et sécurise.

Rechercher des produits et structurer la prescription

Couplée à des bases produits structurées (internes ou externes), l’IA peut :

  • comparer des fiches techniques (λ, U, EPD, certifications) ;
  • générer des tableaux comparatifs pour aider au choix ;
  • proposer des clauses axées sur des performances minimales plutôt que sur des marques.

Les recherches actuelles et les retours de terrain montrent que l’IA est déjà largement utilisée pour rechercher de l’information technique et résumer des documents – deux tâches directement utiles pour préparer la prescription.

⚠️ Attention – L’IA n’est pas un juriste

Un LLM n’a ni conscience de la hiérarchie des normes, ni connaissance native du droit national. Il manipule du texte : à vous de vérifier les versions de normes, la conformité aux directives et à la législation locale avant publication.



✋ Angles morts et risques : là où l’humain doit garder la main

Plus l’IA s’approche d’un document contractuel, plus les risques augmentent.

Normes, obsolescence et hallucinations

Un modèle qui s’appuie sur des données anciennes peut citer des normes périmées ou des références discutables. Il peut aussi “halluciner” des références plausibles mais inexistantes. Les travaux académiques sur l’IA générative en AECO insistent sur ces limites et recommandent des sources contrôlées et des revues humaines systématiques.

Biais commerciaux et concurrence faussée

En marchés publics, les prescriptions techniques ne doivent pas restreindre artificiellement la concurrence. Le droit européen (directive 2014/24/UE) et la loi belge du 17 juin 2016 sur les marchés publics imposent :

  • l’égalité de traitement et la non-discrimination entre opérateurs ;
  • des spécifications rédigées de préférence en termes de performances ou d’exigences fonctionnelles ;
  • l’obligation d’accompagner toute référence à une marque ou norme spécifique des mots « ou équivalent ».

Si l’on laisse l’IA “piocher” librement sur le web, elle risque de mettre en avant des produits très visibles, au détriment de la neutralité. C’est donc au prescripteur de piloter l’IA par des critères de performance et de garder la main sur la formulation finale.

Responsabilité : l’IA ne sert pas de parapluie

À ce jour, ni le droit belge, ni le droit européen ne reconnaissent une responsabilité autonome des systèmes d’IA. Le juge se tournera vers :

  • le pouvoir adjudicateur et ses conseils,
  • les auteurs du projet (architectes, ingénieurs),
  • les signataires du CSC.

Autrement dit : même si l’IA a aidé à rédiger une clause, c’est bien vous qui en répondez.

Focus local – CSC et marchés publics en Belgique

  • Le CSC fait partie des documents contractuels du marché : ce qui y est écrit lie l’adjudicateur et l’adjudicataire.
  • Les articles 4 et 5 de la loi du 17 juin 2016 rappellent l’égalité de traitement, la non-discrimination et l’usage des mots « ou équivalent » pour toute référence à une norme, un produit ou un fournisseur.
  • L’usage de l’IA ne dispense pas le prescripteur de respecter ces principes ; au contraire, il impose une traçabilité accrue des validations humaines.



➡️ Organiser un pilote réaliste : IA + CSC dans votre bureau

Plutôt qu’une “grande bascule”, il est plus efficace de lancer un pilote maîtrisé sur quelques CSC.

1. Choisir un périmètre limité

Un ou deux lots à faible risque (cloisons, plafonds, sols) suffisent pour apprendre sans mettre en danger un marché.

2. Construire un “kit CSC + IA”

  •   gabarit de CSC validé (structure + style) ;
  • 2–3 CSC jugés exemplaires ;
  • liste d’exigences récurrentes (énergie, acoustique, durabilité, accessibilité…) ;
  • règles internes de neutralité en marchés publics.

3. Mettre l’IA “dans la boucle” mais pas au centre

  • l’IA produit un premier jet de lot, à partir du kit et du descriptif projet ;
  • l’équipe technique corrige, commente, supprime, ajoute ;
  • l’IA propose ensuite une version consolidée intégrant ces corrections.

4. Organiser une double relecture formelle

  • relecture technique (architecte/ingénieur) ;
  • relecture juridique / marchés publics.

5. Capitaliser et améliorer le dispositif

Les clauses validées deviennent une bibliothèque interne mieux structurée. Des méthodes comme LeanAI ou équivalent proposent justement d’identifier, pas à pas, les tâches où l’IA apporte le plus de valeur, tout en gardant un contrôle humain serré.


Conseil – Rédigez une mini “charte IA interne”

Une page A4 suffit :

  • quels outils IA peuvent être utilisés ?
  • pour quels types de documents (schémas, notes, premiers jets de CSC, jamais de versions finales, etc.) ?
  • qui valide quoi, et comment la validation est-elle tracée ?



🧭 Conclusion – Prescrire avec l’IA : déjà un chantier en cours

Les chiffres sont clairs : l’IA s’installe dans les pratiques des architectes et des ingénieurs, d’abord pour l’image et les textes, puis progressivement pour la documentation technique.
Les rapports NBS, RIBA et AIA/Deltek montrent tous la même dynamique : les spécifications ne sont plus à l’écart, mais constituent un champ d’expérimentation encore émergent, où l’IA joue un rôle d’assistant, pas d’automate autonome.

La vraie question n’est donc plus : “L’IA va-t-elle transformer la prescription ?”
Elle est plutôt : “Comment voulons-nous l’organiser pour préserver la qualité du projet, la sécurité juridique et la neutralité concurrentielle ?”


💬 Et maintenant ?

  • Sur quels lots ou chapitres de vos CSC l’IA pourrait-elle vous faire gagner du temps sans augmenter le risque juridique ?
  • Comment organiser une relecture collégiale des clauses où l’IA est intervenue (marquage, commentaires, validation formelle) ?
  • Quelles nouvelles compétences devez-vous développer en interne (data, juridique, organisation) pour prescrire avec l’IA de manière responsable ?


Références & liens utiles


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Cet article est issu d'une collaboration entre intelligence humaine et intelligence artificielle, pour explorer ensemble l’avenir de la conception architecturale.

Cet article est réalisée dans le cadre du projet Construction du Futur soutenu par Digital Wallonia (Agence du Numérique)


Partenaires du projet Construction du Futur : Buildwise, Union Wallonne des Architectes, Embuild Wallonie, Centre de Recherches Routières,  CAP Construction, Infopole et GreenWin


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